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Il y a deux sujets de conversation qu’il est préférable d’éviter avec les Grecs que vous rencontrez, à moins d’être devenus intimes.

Les colonels

Contrairement à ce qui a pu être dit et écrit dans nos journaux, la dictature des colonels n’a pas été une période sombre. Je ne nie pas que quelques milliers d’intellectuels aient été exilés sur une île et que, dans les prisons d’Athènes, il se soit passé un certain nombre de choses horribles.

Mais le Grec de la rue a surtout vu le boom économique : dans ce pays où le chômage était endémique, brusquement tout le monde a trouvé du travail, en particulier grâce au lancement de grands travaux (vous n’imaginez pas quel était l’état des routes grecques avant les colonels).

Par ailleurs, la Grèce n’avait guère connu la démocratie telle qu’on l’entend chez nous : elle sortait d’une guerre mondiale où la population avait beaucoup souffert ; la guerre proprement dite avait été en outre suivie d’une guerre civile atroce, les maquis communistes ayant essayé de s’emparer du pouvoir, comme ils l’ont fait dans les pays voisins, Yougoslavie et Albanie (un film « Elleni » passe en ce moment sur nos écrans et retrace ces événements pénibles). Enfin, le roi était très décrié et, encore plus que lui, sa mère qui essayait de régner à sa place et qu’on appelait « l’Allemande ».

Les Turcs

La haine qui existe entre Grecs et Turcs n’a rien à voir avec celle qui a pu exister entre les Allemands et nous, même aux pires moments. En effet si, depuis les guerres napoléoniennes, nous avons tour à tour envahi le territoire de l’autre, cela a toujours été pour de courtes périodes, tandis que le Turcs ont occupé la Grèce pendant 400 ans.

Par ailleurs, les Allemands et nous étions approximativement arrivés au même niveau technique et culturel tandis que les Grecs se sentent héritiers d’une civilisation millénaire et considèrent les Turcs comme des hordes barbares.

Dans les années 1920, le Turcs ont massacré les Grecs d’Asie (comme ils ont fait pour les Arméniens). Ceux qui ont pu se sauver (environ 400.000) se sont réfugiés en Grèce après avoir tout perdu.

De nos jours encore, il s’agit d’une plaie saignante à cause de l’affaire de Chypre.

J’ai pu mesurer l’ampleur du phénomène, le jour où un ami, m’ayant dit qu’il avait un aveu à me faire, m’a déclaré solennellement – « Ma mère est turque » - Oui et alors ? Je ne voyais pas où il voulait en venir. En fait l’histoire était terminée et j’ai brusquement compris que, depuis son enfance, il avait vécu un véritable drame : lui, le fils d’un noble corfiote (habitant de Corfou), il avait pour mère une ennemie !

L’histoire est pourtant jolie et mérite d’être contée : son père, officier supérieur, faisait de l’occupation en Turquie après la guerre 1914-18 ; un jour, il a vu une femme voilée ayant un port de reine et des yeux merveilleux ; en outre, au moment, où elle est passée devant lui, elle a légèrement entrouvert son voile et il a vu un visage de rêve. Il l’a fait suivre par un soldat pour connaître son adresse et, ultérieurement, l’a convoquée au poste de police… d’où elle n’est jamais repartie.

Il l’a ramené en Grèce et, après lui avoir fait deux enfants, l’a épousée. Quelle que soit la poésie de cette aventure, il en est résulté pour ses enfants une honte absolue qui les faisait encore souffrir à plus de cinquante ans.